16h: dernière heure d'une journée harassante.
- Ne faites pas les gros yeux à "blondinet" échevelé qui vient d'atterrir à plat ventre au centre de votre salle de cours, son cartable par-dessus tête. A cette heure-ci, vous êtes la femme invisible.
-accrochez-vous au piano quand la horde investit l'espace, piétinant allègrement le blondinet. Laissez passer. Ramassez "blondinet". Vos clés sont planquées, vos marqueurs sont dans votre main, tout va bien.
-N'essayez pas de dire des choses insignifiantes telles que: "vous pouvez vous asseoir" ou "y a-t-il des absents aujourd'hui?" voire même "bonjour". Personne ne vous entend.
-Contentez-vous pour l'instant de séparer le garçon et la fille qui se disputent un pull en hurlant. Rendez le pull à sa propriétaire.
-Demandez à "gentil" de ramasser TOUS les carnets pendant que vous distribuez les photocopies à l'ensemble de la horde. Poussez votre premier cri de guerre pour qu'ils se taisent.
-Passez entre les rangs (attention à vos chaussures neuves) en demandant 20 fois que le sac soit posé par terre, le matériel sorti et la photocopie collée tandis que le brouhaha reprend.
-Bénissez le prof précédent qui a annulé une sortie, rétablissant le cours qui était supprimé...Les carnets en pile sur votre bureau, relevez toute seule les absents, triez les carnets suspects.
-Attrapez "blondinet" alors qu'il s'apprête à piétiner "casse-pieds" couché par terre contre le mur. Envoyez "casse-pieds" de l'autre côté, vous disposez de 10 minutes avant qu'il ne reçoive son premier coup de flûte.
-Poussez votre second cri (vous avez moins de voix tout à coup), pour rétablir le silence. Asseyez-vous deux minutes. La tête vous tourne tout à coup. Relevez-vous dignement et dirigez-vous vers la classe pour expliquer le travail qui va être fait, tout en les tenant en respect d'un oeil rougi par la fatigue.
-Placez le disque à faire écouter dans la chaîne, et faites-le jouer. Au moment où la musique s'élève dans la classe, ouvrez la porte car l'on vient de frapper. Prenez stoïquement les papiers que le surveillant vient d'apporter, souriez-lui (il n'y est pour rien), à distribuer d'urgence à la classe. La sortie est rétablie, le fameux cours est finalement annulé.
-Efforcez-vous de ne pas être tentée de hurler par-dessus la liesse générale, c'est inutile. Levez les bras, risquez la crampe, frappez dans vos mains, ça va passer.
-Remettez le disque et tandis que le remous sonore s'estompe peu à peu, vous rendant un semblant de dignité, posez quelques questions auxquelles très peu pourront répondre. Car "éploré" vient de vous apporter un dessin diffamatoire fait par son voisin de derrière, "pervers 1" (oui, il y en a deux) et demande justice.
-Posez le carnet de "pervers 1" à part et levez le pouce pour calmer "éploré" tout en continuant votre leçon. Tant que vous y êtes, attrapez celui de "casse-pieds" qui remet çà, et vient de passer par-dessus son bureau, en voulant rattrapper son cahier qu'il vient de prendre sur la tête. Il s'en est pris cette fois à "blondinette taches de rousseur" qui ne s'en laisse pas conter et l'a traité comme il le mérite dans l'hilarité générale.
-Soyez raisonnable. Ce cours est foutu. Ravalez les larmes d'énervement qui montent, tournez-vous vers le tableau pour garder contenance (mais de biais), et faites remplir la petite fiche d'écoute amoureusement préparée. Faites le tour de la classe pour vérifier. Notez.
-Gardez votre calme. La séance de flûte ne se passe pas trop mal à priori, si ce n'est que le tiers de la classe ne l'a pas et joue en mimant avec une règle. Chacun aura une croix à côté de son nom. Au passage, demandez à "provoc" de bien vouloir arrêter de se balancer sur sa chaise, en jouant de la flûte en plus. Evitez son regard par en-dessous qui guette le moment où il va pouvoir recommencer.
-Conduisez cette activité avec le peu de nerfs qui vous restent, restez sourde aux sons diaboliques que "Demonia" s'obstine à tirer de son instrument, vous narguant avec ses petits yeux et guettant un rictus. Evitez de commenter les ricanements ou l'indignation générale, contentez-vous d'encourager, de conseiller, et de recommencer. Permettez à "Demonia" de s'abstenir.
-Reprenez la chanson qu'ils connaissent à présent par coeur, à tel point que "Blondinet", "Demonia", "Provoc" et bien sûr "Casse-pieds" vont l'entonner à tue-tête, tandis que "pervers 1" et "éploré" échangent un énième coup de pied sous la table, envoyant valser le sac de "ahuri 1er" qui se met à brailler...-Attrapez tous les carnets des accusés et décorez-les rageusement. De toute façon, vous n'avez plus de voix, c'est irrémédiable. Dans un silence des plus réprobateurs, faites signe à la horde de ranger les cahiers, et hâtez-vous de rendre les carnets avant que le gong sonne. Tentez un dernier discours désapprobateur, mais non agressif, leur disant votre déception face à leur attitude.
-La sonnerie retentit. Rangez-vous derrière votre piano lorsque la horde repasse, puis éteignez tout, fermez les fenêtres, l' armoire, ramassez les papiers, paquets de bonbons éventrés, stylos, crayons, qui jonchent le sol, prenez une lingette pour effacer les crayonnages sur les tables. Le sang pulse à vos oreilles, vous serez trop fatiguée ce soir pour reprendre ce prélude de rachmaninov. Tant pis.
-Attrapez le carnet oublié que l'on va venir vous réclamer, le cahier de texte qu'ils n'emportent jamais (déjà quand ils l'apportent...), l'écharpe que l'on ne viendra jamais réclamer.
-Asseyez-vous. Savourez le silence. Il est 17h15.
-Fermez la porte. Vous venez de prendre 10 ans.